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La mémoire collective est courte et nous sommes prompts à nous emflammer pour des exploits contemporains et des records qui nous font ouvrir des yeux admiratifs. Sans rien enlever aux qualités des aventuriers modernes que nous érigeons souvent en modèles d’exemplarité managériale, il est des aventures humaines plus anciennes qu’il peut être bon de remettre en avant.

Parmi elles, en voici une qui devrait être au programme de toutes les écoles de management. Elle a eu pour théâtre l’antarctique du début du XXème siècle et a mêlé au chaos de la « Grande Guerre », le silence des espaces polaires et l’incroyable énergie d’un homme hors du commun : Ernest Schackelton.

-Shackleton-portrait

Poussé par son goût de l’aventure et malgré des études chaotiques, Ernest Shackelton s’engage au culot dans une carrière d’exploration maritime.

 A vingt six ans, il se joint en 1901 à R.F. Scott et parvient avec lui à moins de 900km du Pôle Sud. Puis il organise  une autre expédition qui est un demi-succès. Apprenant de ses erreurs, il poursuit son rêve d’exploration australe et prépare ce qui doit être un véritable exploit : la première traversée à pied de l’Antarctique, en passant par le pôle Sud : 3.300 km de la mer de Wedell à la mer de Ross.  A bord de « l’Endurance », il prend la mer en août 1914, alors que s’engage le premier conflit mondial. Cinq mois plus tard, début 1915, le navire est pris par les glaces malgré l’été austral et restera définitivement immobilisé. Fin octobre de la même année, les vingt-huit hommes d’équipage s’installent sur la banquise d’où ils assistent à la disparition de l’Endurance, broyé par la glace en mouvement. En janvier 2016, sous l’impulsion de leur chef, tous entreprennent de remorquer les canots sur la banquise pour parvenir à la mer. Trois mois et demi plus tard, l’équipage, met les embarcations à l’eau pour débarquer le 18 avril sur l’île Eléphant, un rocher glacial et désolé.

Quelques jours plus tard, tandis que l’équipage resté à terre construit un abri de fortune, Shackleton et cinq de ses hommes reprennent la mer à bord d’une chaloupe. Son idée est de rejoindre, 1.400 kilomètres plus loin, la Géorgie du Sud afin de chercher du secours auprès des baleiniers. Orientation aux étoiles, jeûne, froid glacial, humidité salée pendant seize jours avant d’accoster sur le mauvais côté de l’île : les stations baleinières se trouvent sur la côte Est. Sans rien connaître du terrain qui les attend, les six hommes parviennent, au prix de 36 heures d’efforts ininterrompus, à traverser les sommets et glaciers de la Géorgie du Sud. Parvenu en lieu sûr, Schakelton déploie alors toute son énergie pour retourner au plus vite, via le Chili, chercher son équipage resté sur l’Ile de l’Eléphant. Fin août 1916, il les retrouve tous en bonne santé et  rentre avec eux en Angleterre.

Alors ? Que retenir de cette épopée dont les représentations désuètes en noir et blanc paraissent tellement éloignées de notre « modernitude » ? Qu’a su mettre en œuvre ce personnage étonnant pour surmonter autant d’obstacles et réaliser une telle performance collective ?

Un recrutement réussi assorti d’une logistique sans faille.  » Cherche hommes pour voyage incertain. Petits gages, froid rigoureux, longs mois de nuit complète, dangers permanents, retour incertain. Honneur et reconnaissance en cas de succès« , telle était l’annonce d’embauche rédigée sans complaisance par Schakleton lui-même. Ce discours réaliste devait être le bon : les membres de son équipage ont tous été à la hauteur, et, à l’exception d’un seul, ont été d’une parfaite loyauté.

Une grande connaissance de son univers. Plusieurs expéditions préalables ont procuré à Schackelton une connaissance fine du milieu antarctique et des techniques d’orientation et de navigation. A l’heure du Trophée Jules Vernes, s’orienter aux étoiles pendant deux semaines dans un canot découvert de six mètres de long chahuté au cœur de l’Océan glacial Antarctique, laisse rêveur et en dit long sur ses capacités de marin…

Une attention aigüe au fonctionnement d’équipe. Organiser une situation d‘attente, gérer la vie collective en univers confiné, conduire les changements nécessaires, établir de nouvelles stratégies, gérer efficacement une tentative de mutinerie, dans un milieu coupé de tout, exige une sensibilité fine aux besoins des hommes et une grande pertinence dans la façon d’y répondre.

Un sens des responsabilités placé au-dessus de tout. Schakleton ne se levait pas un matin sans se demander ce qu’il pourrait faire pour rendre la vie de ses hommes supportable et les ramener à bon port. Parvenu en lieu sûr, il n’a eu de cesse de les récupérer au plus vite. L’exemplarité de son comportement, son souci de participer à l’effort commun, sa capacité à décider dans l’épreuve ont renforcé sa posture de chef et nourri la confiance de ses hommes.

Un moral inoxydable. S’il a parfois douté de lui-même, Schackleton a toujours su inspirer la force et dégager l’assurance nécessaire pour emporter l’adhésion de son équipage. Mieux encore, il a su décupler l’énergie de ses hommes qui ont développé une foi inébranlable en lui. Sur l’Ile de l’Eléphant, pendant 4 mois passés à manger du phoque et des coquillages, les hommes rangeaient leurs affaires chaque matin, prêts à embarquer à l’arrivée des secours conduit par leur chef :  « C’est aujourd’hui que le chef peut arriver ».

Une énergie inépuisable. Résistance à l’effort physique, résistance au stress, résistance aux intempéries, à la mauvaise nourriture, au froid, à l’humidité ont été les qualités associées à une énergie morale sans limite. Laquelle alimentait l’autre ? Difficile sans doute de le déterminer, mais le fait est que la combinaison des deux a donné lieu à la plus formidable aventure humaine du XXème siècle.

L’ensemble des hommes d’équipage prendra ensuite part au conflit toujours en cours, lequel entraînera la disparition de la moitié d’entre eux dans les six mois suivant leur retour.

A lire : « L’odyssée de l’Endurance ». Sir Ernest Schackelton. Editions Phébus. Collection Libretto