Les avancées techniques et scientifiques n’ont pas manquées ces vingt dernières années.

Qu’il s’agisse des dispositifs de recherche de victimes d’avalanche, des connaissances sur les mécanismes des déclenchements, d’outils d’aide à la décision ou d’innovations cartographique, toutes ont amélioré la sécurité des pratiques en milieu enneigé.

Pour autant le nombre de personnes décédées est resté relativement constant et cette situation interroge. Jamais les connaissances et les moyens n’ont été aussi puissants et accessibles sans que cela paraisse réduire significativement l’accidentologie des pratiques. Le problème reste toujours posé, particulièrement en ce qui concerne les pratiquants avertis et les cadres professionnels ou fédéraux (que nous dénommerons ici « experts »), dont l’actualité démontre trop régulièment la vulnérabilité.

Jusqu’aux années 2000, une pédagogie de formation professionnelle en partie inopérante.

Pour un grand nombre de guides toujours en activité, la formation aux pratiques hivernales qu’ils ont vécue dans les années 90/2000 relayait quelques croyances implicites ou explicites qui brouillaient le message général de méfiance à l’égard du milieu. Un message alors insuffisament ancré dans les fondamentaux de la formation.

  • La première disait la montagne enneigée lisible grâce aux apports scientifiques et à l’accroissement de la connaissance.  « Élargir ses connaissances accroît la qualité du jugement ».
  • La seconde partait du principe qu’en recueillant un grand nombre d’informations, nos analyses seraient plus justes. « Plus je prends en compte de paramètres, meilleure sera ma décision ».
  • La troisième était de croire ce milieu prédictible et que les bonnes décisions résultaient de l’accumulation d’expériences. « L’important, c’est d’être sur le terrain ».
  • La quatrième voulait que le guide procure une activité gratifiante. Sa valeur ajoutée : la meilleure neige, les premières traces et les plus belles pentes. « Belle descente = bon guide ».
  • La cinquième ancrait l’idée selon laquelle l’expert est en capacité d’agir quand les autres ne le peuvent pas. « Les conditions sont risquées, sauf pour moi ».

Ces croyances étaient confortées par la facilité de compréhension qu’offre l’analyse « a posteriori » d’évènements avalancheux. Une facilité qui occulte, comme dans beaucoup d’autres domaines, qu’une fois les faits connus, beaucoup de choses apparaissent évidentes. Elles négligeaient également le fait que l’expérience de la montagne enneigée n’est pas probabilisable (les chances d’éviter l’accident n’augmentent pas avec le nombre de sorties « réussies ») et que le recours au « vécu » n’y est que d’une utilité partielle. Enfin, construites sur l’analyse et la logique, elles écartaient tous ce que l’esprit humain peut comporter d’irrationnel.

Le mythe de l’homme rationnel /L’échec de l’appel à la raison

Qu’on le veuille ou non, nous ne sommes pas aussi rationnels que nous le croyons. Notre personnalité est affectée par toutes sortes de biais qui viennent altérer notre objectivité, la qualité de nos analyses et de nos décisions. C’est un fait identifié depuis longtemps et amplement documenté par un grand nombre de recherches et d’études (voir parmis tant d’autres, Kahneman et Tsversky, Y. Mac Cammon 2005, V. Berthet 2018…). Cette irrationalité est probablement une raison de l’échec des méthodes de réduction du risque d’avalanche par calcul d’indice et explique ceux de nombreuses campagnes de prévention conduites dans d’autres domaines. Certaines, d’ailleurs, ont trouvé par la suite, d’autres formes de communication pour véhiculer plus efficacement leurs messages.

« […] La pensée rationnelle sert très peu à éviter les risques. Elle semble essentiellement servir à rationaliser nos actes en leur injectant un peu de logique. »  N. N. Taleb

L’environnement montagnard : un univers complexe où règne l’incertitude

Cette irrationalité de l’esprit humain vient croiser toutes les incertitudes qui habitent l’univers complexe de la montagne, particulièrement lorsqu’elle est enneigée.

Un univers complexe se caractérise par un grand nombre d’éléments connus et inconnus dont certains sont favorables et d’autres défavorables ou ambigus. Leurs interactions, innombrables et changeantes, sont parfois repérables, souvent cachées et parfois imprévisibles. Les univers complexes sont en partie lisibles et compréhensibles mais recèlent également une part toujours variable de zones d’ombre et de surprises potentielles. Toutes les caractéristiques d’un massif enneigé…

Dans de tels contextes, le recours à l’analyse est limité, tout comme l’appui sur l’expérience. La probabilité réelle que la situation du moment concorde avec des expériences antérieures n’est pas suffisante pour aboutir à des certitudes et n’empêchera pas la possibilité d’un évènement inattendu. De nombreux récits témoignent de l’effet de surprise suscité par des déclenchements d’avalanches.

« Dans un monde incertain, de bonnes décisions peuvent conduire à de mauvais résultats et vice versa. Si vous écoutez attentivement le discours ordinaire, vous verrez que cette distinction n’est en général pas effectuée. Si un mauvais résultat suit une action, les gens disent qu’ils ont pris une mauvaise décision. Faire la distinction permet de séparer l’action de la conséquence et ainsi d’éprouver la qualité de l’action. » Howard, 1988

En montagne la diversité des terrains abordés comme de leurs conditions du moment peut nous faire passer en quelques instants d’un environnement simple de compréhension aisé à une situation de très grande incertitude aux décisions difficiles, avec toute la gamme des intermédiaires imaginables. Ceci impose une capacité de mobilisation psychologique qui supporte mal la tentation du relâchement à laquelle nous sommes tous exposés.

Ces constats, d’autres les ont déjà faits (G. Desmurs, 2017), et des réponses ont été apportées. En témoigne, notamment, le concept de vigilance encadrée qu’Alain Duclos a conçu et développé et qui constitue une vraie avancée en matière de gestion des risques. « L’objectif n’est plus de prévoir les avalanches ou d’estimer précisément le risque, mais de ne plus se faire surprendre dans des conditions qu’un novice aurait identifiées comme dangereuses » (A. Duclos 2011).

Alors pourquoi en ajouter une couche ? Peut-être pour tenter de répondre à cette question, simple d’apparence :

Pourquoi les experts : professionnels, pratiquants avertis, cadres fédéraux, se font-ils « … surprendre dans des conditions qu’un novice aurait identifiées comme dangereuses » ?

Cette interrogation préoccupe depuis longtemps tous celles et ceux qui s’impliquent sur ces sujets et de nombreux progrès ont suivis leur travail. Pourtant, parmis les causes multiples, souvent entrecroisées  et maintenant identifiées, il pourrait être opportun d’explorer plus particulièrement deux pistes, insuffisament suivies jusqu’ici.

La première concerne le rôle de l’expert et la seconde va chercher dans la motivation initiale de tout pratiquant. Chacune renvoie aux deux dernières croyances évoquées plus haut :

  • Procurer une activité ski gratifiante : la meilleure neige, les premières traces et les plus belles pentes. « Belle descente = bon guide ».
  • La marque de « l’expert » est la capacité d’agir quand les autres ne le peuvent pas. « Les conditions sont risquées, sauf pour moi ».

 Ce qu’on pourrait dénommer « syndrome de l’expert » connaît diverses formes. En matière de biais cognitifs, il consiste à trouver des explications évidentes une fois les faits révélés (expression du fameux « Donner le tiercé dans l’ordre après l’arrivée des chevaux »), procurant un sentiment de prédictibilité du milieu souvent très surfait.

Mais le syndrôme de l’expert, c’est aussi la satisfaction, consciente ou non, du besoin de valoriser et légitimer son statut.

Pourtant, la formule « Expert méfie-toi, l’avalanche ne sait pas que tu es un expert » a circulé dans le monde des pratiquants. Mais lui a-t-on prêté le sens qui l’habite réellement ? Parce que si cet aphorisme exprimait clairement que le risque peut concerner aussi les meilleurs niveaux de pratique, il ne dit rien du « Pourquoi ? « .

Pourquoi l’expert, le pratiquant averti, sont-ils autant exposés au risque alors qu’au contraire, ils devraient, comme leurs équipiers, en être mieux protégés ? Peut-être parce qu’il est profondément ancré dans l’imaginaire montagnard que l’expert, c’est celui qui peut voir ce que les autres ne voient pas, sentir ce que les autres ne sentent pas, aller ou les autres ne vont pas. Une illusion de prescience nourrie par les besoins d’émerveillement et d’admiration qui dorment en chacun d’entre nous…

La conséquence est que de nombreux pratiquants avertis, cadres professionnels ou bénévoles veulent coller, volontairement ou non, à cette image très gratifiante dans un milieu où le statut et la qualité des réalisations restent, quoi qu’on en dise, une puissante source de reconnaissance. Parfois, c’est le sentiment de devoir se montrer à la hauteur de son statut qui, discrètement, incite à s’approcher des limites…

Logique du plaisir/Stratégie de l’évitement : quelle posture pour un même milieu ?

 Quant à la motivation initiale du pratiquant, elle est à chercher dans le plaisir que lui procure la pratique. Pas seulement le plaisir de l’esthétique des sommets, de l’effort, de la relation entre équipiers ou autre, dans lequel presque tous diront se reconnaitre. Celui qui nous intéresse, qui fait vraiment vibrer, provient de la poudreuse, de la belle trace, de l’émotion que procure la pente.

Un grand nombre de pratiquants y est sensible.  Parmi eux, la plupart conditionne la réussite de leur sortie à la réunion de ces ingrédients et oriente leurs choix d’itinéraires en fonction de la qualité des descentes qu’ils pourront offrir. Conduit par cette quête, nous réduisons les options en écartant les versants, pentes et altitudes dont les neiges ou l’inclinaison procureront de trop médiocres sensations.

C’est elle aussi qui nous ouvre au redoutable et bien connu « biais de confirmation ». Celui qui nous fait sélectionner dans l’environnement tous les indices favorables à notre projet, minimiser les autres, et, sur la base d’une pseudo analyse, nous engager sereinement dans des actions souvent très hasardeuses. Des actions qui, en plus d’être rarement sanctionnées, peuvent même être très gratifiantes pour l’équipe et fort valorisantes pour le décideur chanceux, ce qui brouille encore les pistes !

Pour d’autres, le plaisir provient d’une démarche différente. Elle consiste à se déplacer dans un milieu connu pour être risqué, en intégrant l’incertitude et en identifiant et contournant les dangers potentiels.

Dans cette stratégie de l’évitement, les cartes sont rebattues à chaque sortie. Quand une nouvelle partie commence, tout est considéré d’un oeil neuf. La préparation et l’action prennent la forme d’un jeu avec les éléments et le terrain dont le plaisir provient du sentiment d’avoir su s’adapter au milieu et y évoluer en maximisant la sécurité. Le plaisir d’une belle descente, lorsque-il survient, est alors la cerise sur le gâteau d’une journée de déplacement en montagne dont la qualité de ski n’est pas l’élément déterminant.

Le plaisir : jusqu’où ?

Nous sommes ainsi faits que notre quête de plaisir nous incite à en renouveler la provenance et à en augmenter la fréquence et/ou l’intensité. L’enthousiasme avec laquelle de nombreux skieurs se jettent sur les premières neiges d’automne en est une illustration. Or, de nombreuses situations procurent un plaisir croissant au prix d’une plus grande exposition au danger : conduite auto ou moto, jeu, sports, pratiques sexuelles, produits stupéfiants…

Les sports de neige n’y échappent pas : nous sommes en admiration devant des performances toujours plus incroyables et envieux des sensations qu’elles procurent à ceux et celles qui les réalisent. Nos pratiques baignent dans ces représentations et nous, professionnels, clients, cadres bénévoles, pratiquants, ressentons, aussi, le besoin d’éprouver à notre mesure, des sentiments comparables et de satisfaire nos besoins d’accomplissement, de progression, de valorisation. Les communicants l’ont d’ailleurs bien compris et savent jouer de ces ressorts psychologiques pour promouvoir l’offre commerciale des acteurs économiques de la montagne.

Eviter, est-ce déchoir ?

Lorsque on s’inscrit dans la stratégie de l’évitement, c’est une conscience aigüe de l’imprévisible qui fonde les choix.  Cette posture génère davantage de contraintes de déplacement, de précautions, y compris lorsque tout laisse croire qu’elles sont disproportionnées. Elle limite davantage le champ de l’action en privilégiant la prise en compte de critères clés élémentaires (dont ceux que même un débutant connaît !) à l’écart des analyses exhaustives et raffinées (Les décisions frugales, G. Gigerenzer, S. Kurzenhauser, 2002).

Elle est moins valorisante pour la personne qui mène l’équipe et conduit à davantage de modestie dans ses ambitions et dans l’appréciation de sa propre compétence. S’inscrire dans la stratégie de l’évitement permet de mieux admettre que certains jours, même pour un expert, la montagne n’a rien d’autres à offrir que des ennuis. La démarche est moins excitante, moins ambitieuse et on pourrait la croire moins gratifiante… Mais c’est sur elle qu’on construit sans doute les plus durables relations de confiance.

 Il n’est bien sûr pas question de porter de jugement sur ces postures, de les opposer l’une à l’autre ou de stigmatiser tel ou tel pratiquant. Chacun est bien libre de vivre ce dont il a envie en montagne, d’autant qu’il est parfaitement possible de passer de l’une à l’autre au gré des conditions. Néanmoins, pour ceux qui s’engagent dans l’encadrement professionnel ou bénévole ou qui, simplement prennent la tête d’un groupe d’amis, la question est déterminante : bien identifier ce qui nous anime fondamentalement permet de mettre au jour le sens réel de nos actions sur les versants enneigés.

On a initié un changement de culture, promu le choix du renoncement et on a eu raison de le faire.

Cette démarche est déjà avancée en ce qui concerne la formation des guides et il faudrait aujourd’hui en évaluer l’efficacité.  Six promotions passées à la moulinette d’un cursus repensé dans ce seul but : l’effectif devrait être suffisant pour fournir des données significatives et identifier si la progression attendue en matière de sécurité est bien au rendez-vous.

Mais ce qu’il reste maintenant d’important à accomplir dans le cadre des organisations professionnelles ou fédérales, c’est de faire tomber ces croyances toujours prégnantes et de redéfinir clairement ce qui fonde le statut et le rôle de l’expert. Ceci permettra alors de préciser davantage, de façon très concrète, la nature du message à porter dans toutes les formations de cadres, professionnels ou bénévoles.

Le passage, en montagne enneigée, de la logique du plaisir à la stratégie de l’évitement, ne changera pas le plomb de l’accident en or de la sécurité absolue. Il ne satisfera  pas davantage le fantasme du « zéro décès ».

Mais il pourra peut-être modifier les pratiques des cadres et, à terme, celle de tous les pratiquants. Il faudra accepter et promouvoir un renversement d’image, assumer la rupture avec des représentations flatteuses et interroger individuellement le fondement même de sa motivation.

Y parviendra-t-on ? Peut-être… En tirera-t-on un résultat positif, une baisse progressive et durable des accidents ?

C’est à espérer, mais on ne le vérifiera pas avant de s’y être engagé, d’avoir développé les actions nécessaires dans la durée et d’avoir pu en mesurer les effets.