Le salaire de la peur ?

Fin d’été particulièrement calme en montagne. Même si je ne suis pas resté dans l’Alpe tout l’été, j’ai le sentiment que pour la plupart de ceux qui ont fréquenté les sommets, avec ou sans guide, l’expérience de l’altitude a été un enrichissement personnel, un moment de vie enthousiasmant, parfois jusqu’à l’éblouissement…

Effet du réchauffement climatique, le marronnier du Mont-Blanc produit déjà ses fruits !

Avant même la mi-septembre, accidentologie, dangerosité, comportements déviants, sont revenus à la une, occultant aux yeux du public que l’été en montagne, comme l’hiver d’ailleurs, a été plutôt bon enfant et que malgré l’état de délabrement général de nos pauvres sommets soumis aux températures caniculaires périodiques, il n’y a pas grand-chose de sensationnel à tirer d’une saison d’alpinisme exempte de vrais remous.

Oui, il y a bien eu des nuées de parapentistes un beau jour de juin, un rameur fou en perdition (il aurait mieux fait d’aller sur la Mer de Glace), un père et ses gosses stoppé sur le parcours, un mec à poil au sommet et un avion posé juste en dessous… Mais cette liste à la Prévert, aussi incongrue soit-elle, n’a rien à voir avec l’alpinisme, et les frapadingues du Mont Blanc n’ont pas attendu le dérèglement climatique pour s’exprimer à 4808m.

Debout les damnés de la Bosse, debout les forçats du crampon…

Et les guides dans tout ça ? Et bien on les observe, on les interroge et on se demande s’ils doivent « s’affranchir ou subir » (https://www.montagnes-magazine.com/actus-guides-mont-blanc-affranchir-subir) dans une réflexion qui pose comme postulat de départ que le Mont Blanc est un fardeau, passage obligé du professionnel désespéré, mû par la seule volonté de remplir sa gamelle.

Et moi, et moi et moi…

Pour moi, cette saison a été un peu compliquée : les annulations de dernière minute se sont multipliées. Alors j’avoue :  j’ai compensé les pertes par un surcroît d’activité sur le Mont Blanc et j’ai pris cela comme une chance. Sept fois, pour des agences et des particuliers, j’ai arpenté le versant du Goûter. Et si je n’en tire pas de fierté, je l’assume sans difficulté.

Plutôt l’air heureux non ?

Six ascensions réussies et une tentative stoppée par la météo… Voilà déjà une raison de me réjouir : j’aime parvenir au but même lorsque c’est pour la centième fois. En réalisant le parcours en trois jours, la fréquentation ne me pèse pas et parvenu sur l’arête du Goûter au terme d’une montée sans angoisse, je me remémore le temps des entassements aux abords du couloir, du camping sauvage et des dépôts d’immondices, du refuge froid, sombre, humide et exiguë ou on partageait deux couchettes à trois et ou on menaçait de se castagner pour une place au petit déjeuner. Ha, les toilettes en bas de l’escalier extérieur et ses dizaines de petits bouts de papier Q qui flottaient dans l’air par vent d’ouest… Il y a sans doute quelques nostalgiques mais quoi qu’on puisse reprocher au nouveau refuge, je parie que personne ne voudrait revivre ces conditions. Quant à moi, je préfère la lumière, l’espace et le confort de la nouvelle bâtisse ou je croise des collègues plutôt souriants et détendus, même s’ils ont parfois les traits tirés par les courtes nuits et les joues creuses des efforts de longue durée. Des collègues dont l’implication dans la réussite du projet de leurs clients reste toujours pour moi une source d’admiration.

Le monde des bisounours ?

Et puis, j’ai eu la chance d’accompagner au sommet des gens charmants, respectueux et enthousiastes dans des conditions à chaque fois excellentes. Des couples d’amoureux, des pères et leur fils, des copains d’enfance, des personnes éprouvées par la vie, toutes et tous porteurs d’une histoire, venus s’engager avec sérieux pour un sommet qui les faisait rêver. Que feront-ils de cette expérience ? Reviendront-ils en montagne ? Peu m’importe, je ne juge plus leur motivation comme j’ai pu le faire autrefois. Seule compte désormais la qualité de la relation que je noue avec eux dont j’espère à chaque fois qu’elle fera de cette aventure une parenthèse privilégiée. Un moment de qualité au terme duquel des personnes avec de yeux grands comme des soucoupes et un sourire XXL, me payent-et oui-, me remercient chaleureusement -en plus- et, souvent m’invitent à boire quelque chose ou même à déjeuner.

Merci, ça fait plaisir…

Depuis que je côtoie d’autres univers professionnels, je mesure ce que ça signifie : combien de personnes ont l’occasion de vivre de tels moments dans leur entreprise ou leur administration ? Combien donneraient père et mère pour que leurs supérieurs ou leurs clients leur fassent confiance, saluent enfin la qualité de leur travail et les remercient de leur engagement…

Au Mont Blanc, aucun collègue ne m’a semblé menacé de burn-out. On ne peut pas en dire autant ailleurs.

Des guides sous anxiolytiques ? Je ne crois pas, non…

Ce que j’ai vu, en revanche, c’est un taux de réussite en nette hausse par rapport aux années 2000, avec des candidats bien mieux préparés et acclimatés, capables de faire Tête Rousse-sommet-1800m de dénivelé positif mine de rien- en des temps très raisonnables. Ce que j’ai vu aussi, c’est une amélioration croissante des conditions d’ascension, au prix de décisions dont on aurait tous souhaité pouvoir se dispenser, c’est vrai, mais qui ont produit des effets indiscutablement bénéfiques. Ce que j’ai vu enfin, et ce depuis longtemps (1990 !), ce sont des carrières de guides évolutives qui débutent souvent au Mont Blanc, qui s’en écarte ensuite totalement ou partiellement et qui s’en rapprochent parfois plus tard au gré des parcours de vie, des choix et des obligations.

Alors, plutôt que de savoir s’il y a au Mont Blanc une poule aux œufs d’or, si les guides y sont malheureux et s’ils ont tort ou raison d’y monter, si leurs clients doivent passer par une phase initiatique préalable, s’ils savent qu’on peut y connaître un accident, demandons-nous nous si ces gens ont été heureux de le gravir en compagnie de leur guide et si l’émotion était au rendez-vous du sommet.

Parce si vous vous rendez à Florence, que vous payez pour voir les œuvres de Giorgione, Le Caravage, Raphaël et Michel-Ange, personne n’exigera que vous connaissiez l’histoire de l’art, vous vivrez un vrai moment de bonheur et le directeur du musée ne se demandera pas si vous reviendrez ou non… C’est quand même pas mal…

Bacchus (1597-1598) LE CARAVAGE - Musée de la Galerie des Offices de Florence (Galleria degli Uffizi di Firenze)
Bacchus, Le Caravage, 1597