Le nombre d’accidents mortels relevé en 2017 sur le Mont Blanc a une nouvelle fois propulsé sur le banc des accusés les pauvres filins métalliques qui, depuis des décennies, jalonnent la montée au refuge du Goûter.
Ces malheureux câbles, en plus de subir l’usure du temps et les impacts de caillasses, se trouvent désormais contraint d’endosser la responsabilité des trop nombreux décès qui ponctuent l’actualité estivale du massif. Un comble pour des équipements dont le but est de sécuriser le parcours des quelques milliers de candidats au 4808m, qui, bon an mal an, s’agitent sur la fameuse « Voie Royale » (selon l’étude Petzl de 2011, le nombre total de passages est estimé « entre 17 000 et 17 500 sur l’ensemble de l’été, dont 7 300 à 7 500 dans le sens de la montée et 9 700 à 10 000 dans le sens de la descente. » ).
Qui veut tuer son chien l’accuse de la rage dit-on et c’est sans doute le principal enseignement à retirer du nouveau débat engagé sur le déséquipement de cette arête…
En se positionnant pour un allégement de l’équipement privilégiant, à la place des sections câblées, des points d’assurage « solides et judicieusement placés« ,..
… le Sngm et l’UIAGM s’engagent de façon aventureuse dans une voie intellectuellement satisfaisante et bien dans l’air du temps (ha, la montagne dépouillée d’artifices, rendue à sa difficulté originelle !) mais qui pourrait bien se révéler toute autant, voire davantage, pourvoyeuse d’accidents que la version « métallisée » que l’on connait toujours aujourd’hui.
Le principal écueil sur lequel butte la réflexion semble résulter du fait que chaque équipe, cordée ou grimpeur, est appréhendé individuellement, comme si toutes et tous évoluaient isolément. On considère alors, de façon assez élémentaire, que la facilitation de l’ascension par des moyens artificiels constitue un encouragement à tenter l’ascension pour les personnes les moins expérimentées. Au premier degré, ce raisonnement se tient.
Cependant, il est capital de garder à l’esprit que l’ascension du Mt Blanc par l’itinéraire du Goûter est d’abord une expérience collective.
Collective, parce que la concentration en un lieu restreint et anxiogène d’un grand nombre d’individus génère des phénomènes de groupe qu’il serait extrêmement dommageable d’ignorer.
Ces contextes ouvrent la voie à des comportements classiques et redoutables que sont l’agressivité, l’indifférence et l’égoïsme. Quant au nombre d’individus en action quotidiennement, il imposent une lecture fine des flux de circulation et de leurs évolutions. Parmi elles, deux sont remarquables :
- La première est le respect de l’interdiction du camping sur l’arête de l’Aiguille du Goûter et l’alternative que constitue l’aménagement du site de Tête Rousse. Celles-ci ont indiscutablement rendue la circulation plus facile en débarrassant presque totalement le parcours des convois de grimpeurs surchargés, encordés en grand nombre et usant de techniques et de cordes totalement inappropriées. En leur absence, la tension générale est descendue d’un cran, la circulation est devenue plus fluide et les grimpeurs se montrent davantage coopératifs dans les situations de regroupement et d’attente.
- La seconde est une conséquence des évolutions climatiques désormais bien visibles. Témoin de l’adaptation aux excès de chaleur, la multiplication des ascensions en trois jours a considérablement modifié les flux de circulation sur ce parcours. Un grand nombre de guides et d’amateurs privilégie le départ du refuge de Tête Rousse qui permet d’aborder l’arête et le couloir du Goûter aux heures matinales, que l’on sait moins sujettes aux chutes de pierres. Le premier jour pour aller vers le sommet en quittant Tête Rousse vers 6h du matin et le lendemain en abordant la descente de l’arête vers 8h après avoir passé la nuit au Goûter.
Cependant, ces changements de pratiques ont pour effet que l’arrivée aux premiers câbles de descente de près de la moitié de l’effectif des alpinistes présent au nouveau refuge du Goûter (ceux qui ont fait le sommet la veille) se conjugue avec celle des nombreux grimpeurs partis de Tête Rousse qui parviennent entre 7h30 et 8h30 à proximité de la crête. Il s’ensuit une importante période de croisement dans la zone la plus raide sous l’ancien refuge, croisements que les câbles existants sécurisent de façon importante, tout en contribuant à désengorger assez rapidement des lieux.
Une autre période de croisements importants survient au même endroit en fin de matinée, quand les premiers alpinistes montant depuis le Nid d’Aigle croisent ceux qui reviennent du sommet et descendent directement vers la vallée. Aujourd’hui, ces croisements se déroulent dans une ambiance presque sereine permettant une coopération efficace et porteuse de sécurité entre les nombreuses cordées. Chacun perçoit qu’il vaut mieux attendre dans de bonnes conditions de stationnement à quelques reprises, plutôt que de tenter des variantes aventureuses pour dépasser les moins rapides. Mais en l’absence partielle ou totale de câbles, ces croisements seraient nettement plus aléatoires et risqués, surtout en situation d’enneigement important de début de saison ou après une période de mauvais temps pourvoyeuse de verglas. Les déplacements seraient aussi bien plus lents et crispés, faisant croître l’impatience des plus rapides et accentuant le stress des moins à l’aise et/ou des plus fatigués.
Peut-on ignorer l’immanquable envie de « gagner du temps » que peut produire un tel contexte ; les tentations de dépassements « hors itinéraire » qui s’ensuivront ?
Qui aura envie de se trouver exposé aux quintaux de gravats que pourraient bousculer une ou des cordées quittant le « bon » itinéraire pour dépasser les « gêneurs » et attraper le train de 12h ? Comment ne pas imaginer les conséquences d’un accroissement de la lenteur des montées et descentes sur la sécurité de tous ? Parce qu’il y a une réalité incontestable : ces câbles ne font pas que faciliter les évolutions : ils rendent montées et surtout descentes bien plus rapides, particulièrement lorsque l’usage des crampons est requis. Il y a une autre réalité que peu considèrent : si l’on connait bien le nombre d’accidentés annuel, personne n’est en mesure de dire combien de vies ont été préservées grâce à la présence de ces câbles… Des équipements dont on peut penser qu’ils contribuent à la sécurité générale bien plus qu’ils ne créent de problèmes en facilitant l’accès des trailers et autres alpinistes inexpérimentés.
« Qui veut tuer son chien l’accuse de la rage… »
D’aucuns diront que pour répondre à la difficulté accrue du parcours de cette arête, il suffit de réduire l’effectif des cordées. Du côté des professionnels, on peut en déduire qu’un « allégement » de l’équipement de l’arête modifierait substantiellement les usages locaux en matière d’encadrement, lesquels préconiseront rapidement «l’allègement » de la cordée : un client unique par guide pour l’ascension du sommet. Une telle modification serait la concrétisation d’un objectif affiché depuis longtemps par le président du bureau des guides de Saint Gervais qui se trouve être également mandaté par le Préfet de Haute-Savoie pour travailler sur ce sujet de l’équipement de l’arête. Outre que le fait de n’avoir plus qu’une personne sous sa responsabilité ne résoudra pas tous les problèmes (les guides ne sont pas seuls sur ce parcours !), cette possible modification d’effectif risque de bouleverser l’activité de beaucoup de guides moins proches du Mont Blanc que leurs collègues locaux… Ceux qui ne comptent pas de clients dont le niveau de vie leur permet de s’offrir le Mont Blanc seul, s’en trouveront écartés ou devront grossir les rangs des « renforts » auprès des compagnies de guides et agences locales, devenues seules capables de capter les candidats au profil financier adapté. Peut-être assisterons nous alors à une augmentation de la pratique non encadrée, avec tous les risques qu’elle comporte, puisque, les refuges, eux accueilleront toujours autant de monde.
Mais il serait bien réducteur de circonscrire le sujet aux seules problématiques professionnelles, et c’est en réalité toute la communauté montagnarde qui est concernée.
Comme elle l’avait été lorsque des projets d’aménagement du couloir (le pont népalais puis la galerie en 2012) était apparus. Je m’étais alors opposé à ces projets d’aménagement comme je m’oppose aujourd’hui à l’idée d’un déséquipement du parcours. Pourquoi ? Parce qu’il arrive qu’au fil du temps se constituent des équilibres qui, même s’ils ne sont pas satisfaisants, doivent être préservés. L’équipement de l’arête est à un point d’équilibre, fruit de décennies d’une expérience construite en cohérence avec tous les autres équipements qui jalonnent cette ascension : un accès mécanisé, 194 places d’hébergement en refuge et 60 places (ou plus) en camping. Prétendre remettre cet itinéraire « dans la ligne de l’alpinisme traditionnel » et vouloir « préserver l’intégrité du milieu montagnard » est pour le moins hypocri curieux, ou d’une grande naïveté, surtout lorsque persiste à Saint Gervais la volonté de créer trente-cinq places d’hébergement supplémentaires dans l’ancien refuge rénové.
Les bonnes intentions de l’éthique, de l’engagement, du « wilderness » retrouvés seront-elles les pavés d’un enfer accidentologique ?
On peut le craindre tant l’incohérence est grande entre cette volonté d’élever le niveau d’exigence technique du parcours et le maintien sur les mêmes lieux d’une offre d’hébergement de plus de 230 couchages. Imaginerait-on le gouvernement népalais interdire les cordes fixes sur l’Everest tout en autorisant l’accès au sommet à plus de trois cents candidats ? Évidemment non : ce serait un désastre. Toute proportions gardées, c’est pourtant ce que certains ici appellent de leurs vœux…
Dès lors, il reste à souhaiter que l’on dépasse les réactions émotionnelles et les intérêts de fond de vallée pour trouver la bonne démarche préventive. Le travail d’information et de prévention doit se poursuivre et s’amplifier, les sections câblées doivent être maintenues ainsi que la participation de la gendarmerie de haute montagne dont la présence régulière aux abords du couloir a été d’une réelle efficacité.
C’est a ce prix que l’on aura une petite chance de réussir partiellement l’association schizophrénique d’une pratique d’alpinisme de masse et de tentatives de sécurisation d’un milieu dangereux.
Le Mont Blanc génère des retombées économiques considérables sur tout le territoire, peut-être est-il concevable d’investir durablement dans une politique de gestion de l’itinéraire enfin cohérente ?
Et l’opportunité de proposer ce sujet lors des recyclages guides… par exemple…
Bonjour Patrick, pas de doute, le sujet mérite un débat plus large que celui qui semble avoir été conduit jusqu’ici. A suivre donc…
Au plaisir de te recroiser !
Très bonne analyse !Parfaitement argumentée dans les détails et sans raccourci! Faisons attention que les décisions ne soient pas prises par des personnes qui ne vont jamais au Mt Blanc ou plus …
Bonjour Marc, merci de ce commentaire. A nous peut-être de faire savoir à nos représentants élus que leurs positionnements nécessiteraient une réflexion un peu plus approfondie.
L’argumentation de Denis Crabières pose de nombreuses questions pertinentes. Hier on équipe et on câble l’arête du Goûter pour diminuer les accidents, aujourd’hui on déséquipe le même lieu pour diminuer tout autant les accidents. Virage à 180 degrès. Je suis de ceux qui pensent qu’on retournera à un nombre important d’accidents sur la montée au gouter où il y avait auparavant un mort par jour et plus. Je vais aussi reconnaitre à Denis Crabières, bien qu’ayant été opposé à certaines de ses idées, une capacité de travail, une argumentation et une réflexion, un dialogue possible ce qui est moins le cas aujourd’hui au Sngm.
Ce sujet m’interpelle, en tant qu’alpiniste amateur et formateur à la FFCAM. Je reconnais que ma première réaction était de pencher plutôt vers un allègement de l’équipement du Goûter, et de rendre à la montagne sa « pureté »… En pensant que peut-être l’accès allait redevenir plus « sélectif » et du coup allait dissuader quelque peu ceux qui sont plus attirés par le sommet du mont Blanc que par l’alpinisme.
Par extension je pensais à certains grands itinéraires historiques des Alpes qui sont équipés de cables ou de cordes depuis bien longtemps déjà : à la brèche Zsigmondy, à la Dent du Géant, au Cervin… Qu’en serait-il sans ces équipements ?
Puis me vient ensuite la distinction : équiper pour sécuriser ou équiper pour faciliter la progression ?
Donc cette première question « Faut-il déséquiper le mont Blanc ? » a le mérite de soulever d’autres questions et de réfléchir un peu sur nos pratiques de la montagne et de l’alpinisme : pratique en amateur, en professionnel, pour soi, ou pour transmettre ?…
Et là, Denis, tes arguments m’éclairent considérablement. C’est vrai que le mont Blanc n’est pas une montagne comme les autres, du moins par sa voie normale du Goûter. Elle exerce toujours une fascination, et pour moi aussi, même si j’y suis déjà allé 10 fois, par 4 voies différentes, et jamais avec un guide (désolé…). Et j’y retournerai, seul, ou avec des amis, ou avec le club.
Je pense que l’essentiel, si chacun veut encore rêver du mont Blanc, passe par l’information, la formation, la pédagogie, l’explication, les échanges et les retours d’expériences. Le bilan des décès de cet été relayé par les médias et les « réseaux sociaux », avec son décompte morbide et ses règlements de compte, devenait insupportable.
Merci à toi pour le recul et le niveau de réflexion que tu amènes à ce débat. Mais tu t’en doutes, il n’y a pas que des réponses, il reste encore des questions.
Merci Jean-Pierre de ce commentaire. Comme tu l’écris, il reste des questions. Et la principale d’entre elle est de savoir si l’on peut raisonnablement envisager de réduire les accidents sur cet itinéraire en relevant son niveau technique tout en permettant à plus de 250 personnes d’y accéder chaque jour de beau temps… Déséquiper cette arête aurait du sens si elle ne voyait que 50 passages quotidiens.