Comme beaucoup, j’ai lu avec attention différentes analyses des techniques et principes de management et de leadership appliqués par des troupes d’élites prestigieuses ou des services anti-terroristes de par le monde.
Douze leçons de leadership nous sont proposées par les Navy Seals, neuf clés par les US Marines. Sept seulement (ce qui est quand même pas mal) par les services antiterroristes belges, sérieusement mis à l’épreuve il n’y a pas si longtemps. Sans présager de l’avenir, il est possible que les Fuerzas de Operaciones Especiales péruviennes ou les Gurkhas britanniques nous révèlent prochainement leurs propres secrets. On peut même imaginer que chez nos militaires ou policiers hexagonaux, des unités spécialisées peuvent elles aussi nous fournir quelques éléments de réflexion, certes moins exotiques que ceux provenant des USA, mais tout aussi instructifs.
Pourtant, au-delà de l’exaltation que suscite en nous l’exemple de ces personnels, hommes et femmes, très engagés, et des enseignements que nous pouvons retirer de leurs expériences extrêmes, nous devons prendre le temps d’identifier ce qui rend leur modèle peu reproductible dans la vraie vie. Peu reproductible parce qu’aujourd’hui pratiquement inatteignable. A cet égard une première question pourrait consister à se demander pourquoi ces organisations marchent si bien alors que notre police nationale a battu le pavé toute les nuits de la fin 2016 pour manifester son désarroi, sa frustration et sa colère.
Vous et moi qui ne sommes pas des experts de ces questions, prenons toutefois le risque d’imaginer qu’il y a une caractéristique commune à ces équipes de militaires ou policiers très spécialisés. Une caractéristique ? Disons plutôt trois.
- La première n’est pas la moindre : dès lors que ces unités sont en action, on leur fiche la paix. Leur rôle est clair : il y a un problème, elles doivent le régler et, nonobstant la priorité de préserver le maximum de vies humaines, elles accomplissent leur mission de façon autonome sur la base de leurs compétences et de leur entraînement, sans autre pression que celle imposée par « la cible ». Leur environnement de travail est stable et sécurisant et lorsque une polémique suit une intervention (voir affaire Merah), la hiérarchie monte en ligne.
- La seconde caractéristique est qu’au plus haut niveau, tous sont convaincus que chacune des personnes qui composent ces unités est précieuse et son rôle capital. Toutes et tous bénéficient de la confiance de leurs supérieurs et sont reconnues dans leur fonction, leur utilité, leurs compétences. Une reconnaissance symbolique et dont on peut espérer qu’elle est aussi financière, permettant au moins de tenir les familles à l’abri du besoin en cas d’accident et les personnels à l’écart de cette préoccupation au moment de s’engager.
- La troisième est qu’elles ont les moyens. Même s’il est fort probable que les budgets alloués soient régulièrement discutés, les moyens mis en œuvre semblent répondre peu ou prou aux exigences des missions. A cet égard, c’est probablement la conviction que le maximum est fait pour leur permettre de bien travailler qui l’emporte sur la valeur absolue des montants financiers ou la mise à disposition des dernières technologies.
Bien évidemment, il y a dans cette pseudo-analyse sûrement toutes les lacunes que peuvent laisser des profanes et je m’en excuse auprès des spécialistes. Cependant, si les choses sont certainement plus complexes que telles qu’elles sont dépeintes ici, ce n’est pas forcément le plus important.
Peut-être serait-il maintenant intéressant de se demander comment faire « dérailler » une de ces belles organisations, choisie au hasard.
Une première idée pourrait consister à l’intégrer à une autre unité de façon à dégager quelques économies de fonctionnement. Un peu déstabilisant certes mais s’agissant là d’une petite restructuration, elle devrait rapidement faire oublier ses effets.
Pensons ensuite à lui fixer des objectifs en nombre d’intervention, de façon à matérialiser davantage l’effort sécuritaire du gouvernement qu’elle sert et à satisfaire d’autres besoins qui ne peuvent être couverts faute de moyens (aucun pays n’est visé en particulier : nous sommes dans la fiction). Que ces interventions supplémentaires et d’un niveau bien moindre entravent l’entraînement ou le repos des personnels passera alors au second plan, puisque de toute façon, on suspectera ces temps d’oisiveté d’être finalement sans réelle valeur ajoutée. Une réflexion au plus haut niveau sera d’ailleurs engagée pour déterminer si une diminution de ces repos et entraînements ne permettrait pas de réduire l’effectif.
Chacun sait que des objectifs ne valent rien s’ils ne sont pas mesurés. Rapports détaillés, tableaux de bords, évaluations permettront de s’assurer de la réalité de l’engagement de chacun et chacune dans sa mission ainsi que l’efficacité globale du dispositif. Afin de veiller à la bonne marche de l’ensemble, quelques hommes et femmes de caractère pourront utilement être placés aux endroits stratégiques. Bien choisis, Ils sauront faire avancer une carrière prometteuse en dépassant même leurs propres objectifs pour la satisfaction de leur hiérarchie.
Pour compléter le dispositif une réduction budgétaire s’impose, assortie d’une rénovation des indices de rémunération qu’on prendra soin de construire sans consulter les intéressés.
Enfin, n’oublions pas la touche finale : une succession de réformes visant à optimiser l’organisation générale permettra, sans préavis et au rythme d’une tous les dix-huit mois, de s’assurer que l’écœurement et la démotivation feront bien le lit de l’absentéisme, de la dissimulation, des opportunismes et des stratégies de couloir. Seule la conviction de servir leurs concitoyens, encore ancrée dans les individus malgré la déstabilisation de leur environnement professionnel, leur permettra, la peur au ventre, de continuer à agir avant l’arrêt de travail prolongé ou la démission.
Perte de sens, perte de reconnaissance et de confiance
Alors, pourquoi les enseignements que nous livrent ces corps d’élites sont-ils encore peut transposables ?
Sans doute parce que leurs modes de fonctionnement n’intègrent pas les enjeux concurrentiels du monde économique et que le fait qu’ils en soient tenus à l’écart provient d’une véritable volonté politique. Le monde économique est-il suffisamment bienveillant pour permettre de « remettre l’humain au centre de l’entreprise » comme nous le lisons et entendons partout ? Sommes-nous condamnés à faire de cette formule vertueuse une simple incantation ? Difficile de donner des réponses parce que même s’il présente des limites, l’exemple de performance que produisent ces modèles est séduisant. Rien n’interdit de parier qu’il inspirera des Conseils d’Administration décidés à investir dans l’humain plutôt que de se satisfaire de le gérer au mieux des fluctuations des marchés.